Locke : théologie philosophique et empirisme.
Richard Glauser de l’Université de Neuchâtel nous a présenté un intéressant exposé sur la stratégie lockéenne pour défendre certaines thèses métaphysiques et théologiques sur la base de l’empirisme.
Le point de départ est que l’univers matériel et psychologique est soumis au déterminisme. Tout commencement d’existence a une cause. Le déterminisme suppose par ailleurs une prédétermination divine. Essai sur l’Entendement Humain (E), II xv 12. Dans E II xxi, Locke ne se prononce pas de manière explicite sur la liberté et le déterminisme psychique. Mais les lecteurs (comme Molyneux) ont cherché la position de Locke sur le problème liberté/déterminisme. Le problème majeur pour les interprétations de ce texte se situe dans le conflit entre trois interprétations possibles. 1) Glauser. Il y a un compatibilisme chez Locke : liberté et déterminisme psychologique compatible. Locke ne le dit pas explicitement mais ce que dit Locke satisfairait un compatibliste. 2) Schouls (1992, Reasoned Freedom : John Locke and the Enlightenment, Ithaca, NY, Cornell University Press) considère que Locke est incompatibiliste et libertaire sur la liberté, càd qu’il n’y a pas de déterminisme défendu par Locke 3) James Harris (Of Liberty and Necessity : The Free Will Debate in Eighteenth-Century British Philosophy, Oxford University Press, 2005) : Locke est agnostique dans des textes autres que E II, xxi. Question : cet agnosticisme doit-il remettre en question le compatibilisme que l’on peut attribuer à E II, xxi ? Glauser : non !
E, II, xxi. Un agent fait A librement ssi 1) A est faite volontairement, et 2) l’action contraire ou une autre action, aurait pu être faite si l’agent l’avait voulu (càd il ne dépend que de l’agent de faire A ou B s’il le veut). Pas de contrainte externe ni de compulsion interne à faire ou ne pas faire A. Une action peut donc être à la fois libre et causalement déterminée, si A est volontaire et s’il avait voulu faire autre chose, il aurait pu. Les actions décrites par Locke sont des actions corporelles mais il faut ajouter les actes de la pensée : délibérer, se souvenir, etc.
Selon Locke, il n’existe pas de libre volonté mais seulement une liberté d’action et de pensée. Une action volontaire est produite par une volition mais il est impossible de vouloir une volition et donc on ne peut pas librement vouloir une volition. On peut désirer vouloir ou désirer désirer. Par ailleurs, toute volition est causée par une inquiétude et s’il y avait une volition de second ordre, il y aurait des volitions qui ne viennent pas de l’inquiétude ou d’un malaise (uneasiness, selon les traductions). Une volition est provoquée par le désir le plus fort, mais on peut suspendre la réalisation d’une volition pour savoir quel désir satisfaire. La raison ne peut pas déterminer la volonté directement. La délibération permet de réhausser certains désirs que nous pensons rationnels de suivre. On peut alors jouir d’une autodétermination (self-determination). Donc la raison a une forme de contrôle à distance de la volonté, pas de liberté de vouloir ou non mais liberté à l’égard de la volonté.
Confrontation à des textes plus agnostiques sur le compatibilisme.
E IV 17 10, sur l’imperfection de la connaissance des idées de nos esprits et de Dieu et donc difficile de penser le compatibilisme. Nous ignorons comment l’esprit produit les pensées et des mouvements et donc, contrairement à ce que disent Descartes ou Leibniz, nos idées de l’esprit sont obscures. E IV, 10, 19 : il est incompréhensible qu’une volition agisse sur le cerveau. Pour être libre, il faudrait qu’une volition autre déclenche un autre mouvement.
Le principe essentiel pour comprendre Locke est alors le suivant. Il y a des choses dont nous connaissons l’existence par expérience sans pouvoir avoir la connaissance de leur possibilité. Nous ignorons comment le corps produit des sensations, nous ignorons comment cela est possible. De même, nous savons qu’une volonté produit un mouvement corporel sans que nous comprenions pourquoi. Cependant, ce n’est pas parce que quelque chose est incompréhensible quant à sa possibilité, que nous devons nier son existence. Si l’expérience nous donne une preuve de l’existence, nous devons admettre cette existence.
Le compatibilisme peut être défendu même si l’on ne comprend pas comment la compatibilité a lieu. La contradiction entre ma liberté et le déterminisme surgit à cause de notre ententdement limité. Locke est sceptique sur la possibilité de surmonter la contradiction. Mais nous savons que la contradiction provient de notre imperfection, de nos idées imparfaites et donc nous ne pouvons pas affirmer que la contradiction est réelle. De plus, nous avons une expérience de la volition qui peut déclencher un mouvement corporel càd déclencher un mouvement que nous savons déterminé par un autre mouvement corporel et pourtant la volition nous dit que c’est l’esprit qui est déterminant.
Difficile de savoir pourquoi Locke trouve difficile de concilier la liberté humaine et l’omnipotence et l’omniscience divines. Dieu crée l’homme libre et donc l’homme est libre, ce qui semble évident, mais il est tout aussi évident que Dieu est omnipotent et omniscient, or Locke est incapable de voir comment concilier tout cela : l’agnosticisme est donc à situer dans la manière dont Dieu omniscient et omnipotent fait des hommes libres.
Pour le cas de l’omniscience comprise comme prédétermination, Locke semble défendre une incompatibilité entre le déterminisme psychologique et la liberté. Cette lecture n’est pas bonne. Locke ne parle pas de prédétermination car Locke pense que Dieu connait par une simple vue sans raisonnement. Dieu ne prévoit pas par un calcul sur les conditions initiales et les déterminations pour connaitre les futurs contigents. De plus, Locke considère que le problème est avant tout lié à l’omnipotence avec l’omniscience et par rapport à la liberté. Selon Locke, pour que Dieu puisse tout savoir et agir sur tout, il doit être partout. Cela suppose qu’un esprit ne peut pas agir hors de tout lieu. Donc Dieu est présent là où se trouve chaque esprit. La coprésence fini/infini est difficile à comprendre. Comment s’assurer que certaines actions sont libres ou non, sont les miennes et pas celles de Dieu ? Ces questions nous viennent de nos idées imparfaites.
. Locke peine à harmoniser la théorie de la liberté avec
-le mécanisme. L’esprit devrait être capable de causer des volitions des mouvements corporels mais nous semblons incapables de penser leur coexistence. Le véritable problème est celui de l’âme et du corps.
-le rôle de Dieu. Le problème est d’abord de comprendre comment les actions finies, libres ou non, peuvent être coprésentes à Dieu comme infini.
Les deux problèmes viennent de l’imperfection de nos idées sur l’esprit et sur Dieu. On ne peut pas résoudre les problèmes en devenant incompatibiliste. Donc Locke n’est pas agnostique sur la compatibilité, son agnosticisme est un problème d’harmonisation de plusieurs thèses auxquelles il tient.