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Introduction d’Axel Hohnsbein à la séance "Littérature et expérience religieuse" avec François Trémolières.

Introduction à la séance, avant l’intervention de François Trémolières intitulée « “ le problème de l’expérience mystique” : invitation à une lecture de Jean Baruzi. »

Le texte de cette introduction repose sur la lecture de trois textes de François Trémolières, qu’elle reprend et résume en partie :
- « Expérience et langage : la mystique », in Yves Bonnefoy & Patrick Née (dir.), Poésie, arts, pensée, Paris, Hermann, 2010.
- « La nuit sera l’unique symbole : mystique et poésie », in Yves Bonnefoy (dir.), La Conscience de soi de la poésie, « Le Genre humain », n°47, Paris, Seuil, 2008.
- « Approches de l’indicible. Bremond et Certeau lecteurs des mystiques », XVIIe siècle, n°207, Paris, Société d’étude du XVIIe siècle, avril-juin 2000.

Le rapport entre l’expérience mystique et le langage est extrêmement complexe, car il joue sur plusieurs paradoxes, et donne naissance à des discours variés : pour citer François Trémolières, « En tant qu’expérience, la mystique autorise certes un discours mais doublement paradoxal », car il est « borné d’un côté par l’indicible, l’ineffable, réputés constitutifs de cette expérience ; et de l’autre par le « discours sur Dieu » (théo-logie) tel qu’il s’est constitué en explicitant le contenu de la foi, de la croyance. » La possibilité d’un discours particulier sur l’expérience mystique se réduirait donc à une manière de dire (Certeau), à une question de style, qui rendrait compte d’une « inscription personnelle dans un espace de vérité ». Selon la terminologie de Bremont, ce discours particulier cherche à rendre compte d’une expérience qui semble a priori interdire le langage, puisque l’indicible, selon Furetière, est le propre de « ce qui ne se peut exprimer par des paroles ». Cela ne signifie pas pour autant que l’attention au discours soit absente dans ces écrits, au contraire : elle apparaît comme une des « formulations de la tension entre « mystique » et « ascèse », c’est-à-dire entre une tendance à chercher « l’oraison parfaite » (Saint Antoine) et la méditation, qui consiste selon Fénelon « dans des actes discursifs faciles à distinguer les uns des autres. »

Cette expérience indicible se voit aussi confrontée à l’ineffable, qui, toujours selon Furetière, signifie « impossibilité d’expression » ; c’est un mot qui « ne se dit que des attributs de Dieu, des Mystères de la Religion, qu’il est impossible d’exprimer, de faire comprendre aux hommes par le discours. » L’expérience mystique connaît donc une double difficulté face au langage puisque d’un côté elle se veut irréductible au discours, et de l’autre l’objet même de ce discours demeure inconnaissable. Il apparaît ici une constante dans le rapport au discours : c’est qu’« il y a nécessairement quelque chose d’inadéquat dans l’expression de la transcendance. Cette inadéquation même (spéculative) est en quelque sorte sublimée dans une expérience (de la nuit, du silence, etc.) qui fait d’elle un mode de la présence divine (…) ».

La question de l’expérience est donc centrale dans la mystique en tant qu’objet d’étude, et la question se pose d’un accès direct du savant à cette expérience mystique. L’approche scientifique de la question se voit effectivement confrontée à un certain nombre de difficultés, la première étant le statut littéraire de son objet d’étude : le scientifique accède effectivement de façon médiée à l’expérience mystique, il ne la vit pas directement, et il doit constituer un corpus sur lequel son étude va s’appuyer. Ce corpus est extrêmement vaste, il s’agit d’un « continent littéraire » que l’on ne peut parcourir au début sans l’aide d’intermédiaires qui offrent une première synthèse : c’est le rôle que se sont donnés au XXe siècle notamment l’abbé Henri Bremond, Michel de Certeau ou encore Jean Baruzi. L’approche adoptée par ces trois exégètes est l’aboutissement d’une évolution du « discours sur la mystique » que l’on peut envisager en trois temps, correspondant chacun à un paradigme différent : le premier paradigme est en gros philologique, avec notamment les travaux d’Ernest Renan. Contre cette école a pu se former un second paradigme, sociologique, qui élargit l’enquête au « peuples sans écritures », c’est-à-dire sans archives. Le paradoxe de l’approche savante se fait jour ici, puisque le savant cherche à observer ce qui est inobservable, invisible, parce qu’issu du « surnaturel ». Un troisième paradigme apparaît ensuite avec les travaux de William James (1842-1910), qui propose une approche plus psychologique, dans la mesure où, à une approche des « faits religieux » en tant que « faits sociaux », il oppose une approche des « faits religieux » en tant que « faits de conscience ». L’« expérience religieuse » n’est ainsi approchable que par des traces écrites laissées par des êtres singuliers. Il s’agit donc d’une approche comparatiste, qui se défend de tout point de vue normatif, et qui se situe hors de toute considération doctrinale. William James ne cherche pas à formuler un énoncé positif, il cherche plutôt à penser la pluralité des discours. « L’expérience devient ici un problème philosophique, pour la pensée à la fois notion première et dernière instance ». Cette approche comparatiste aura un impact majeur, reprise par d’autres penseurs tels que Jung.

C’est à partir de là que l’on doit comprendre le renouveau des études particulières sur la mystique catholique, parmi lesquelles se situent donc le grand oeuvre de Jean Baruzi, paru en 1924 et intitulé Saint Jean de la Croix et le problème de l’expérience mystique, ou encore les onze volumes de l’Histoire littéraire du sentiment religieux en France de l’abbé Bremond, parus entre 1916 et 1933.

Il s’agit de deux approches différentes, car là où Bremond maintient volontairement la confusion entre littérature et religion, et envisage l’écriture comme un témoignage, Baruzi s’appuie sur une enquête philologique rigoureuse. Ainsi, selon son propos, « c’est de l’étude du langage mystique que nous devons attendre l’aide la plus sûre ». Il s’agit donc pour lui de mettre à jour l’idiolecte du mystique, d’en faire émerger la singularité afin de mettre au jour des « analogies précises entre les mystiques qui sont liés à des Eglises différentes ». Baruzi est ainsi l’un des premiers à se situer d’un point de vue non confessionnel. Cela implique une rupture avec l’institution, et cela correspond à une position philosophique, selon laquelle la mystique « enveloppe[rait] », selon son expression même, une métaphysique qui serait compatible avec ses exigences critiques.

C’est cette approche philologique, plus que son approche philosophique, qui sera reprise par Michel de Certeau et Jacques le Brun. L’objet « mystique » se définirait dès lors par le choix d’un corpus, favorisant plus une expérience d’écriture là où Baruzi privilégiait tout de même une expérience de pensée. L’approche de Certeau est de ce fait très largement influencée par le linguistic turn : « L’expérience individuelle, écrit-il, serait une chose saisissable derrière les textes. En réalité, n’est lisible, de chaque expérience spirituelle, que ce qui en est reçu. Et ce qui en est reçu à tel moment, c’est un état du texte. »

Il apparaît ainsi que, dans l’étude de la mystique, Jean Baruzi offre une alternative aussi bien à Henri Bremond qu’à Michel de Certeau. Bremont fait effectivement appel à l’indicible, à l’ineffable, et suppose un retrait dans le silence et l’empathie, dès lors que l’on s’intéresse à la spiritualité, tandis que Michel de Certeau insiste sur l’idée que le discours mystique est une manière de dire, envisagée dans son rapport à d’autres discours, qui renvoient tous à un événement passé, absent : c’est-à-dire « l’inter-dit », la vie, la mort, la résurrection du Christ. Entre ces deux approches, Jean Baruzi affirme le « primat du poème » : son approche est philologique, mais elle ne cesse de se référer à une « expérience », au problème qu’elle pose : « c’est-à-dire un corps, une parole, un sujet qui vient habiter la langue. »

Ces diverses approches permettent peut-être de formuler l’ « idée de la fiction à l’œuvre dans l’entreprise historienne », dans la mesure où « certains enjeux de vérité ne seraient pas accessibles autrement que par la reconnaissance d’un « impossible à penser », ou par son épreuve dans une singularité, une situation donnée. » L’historien n’a pas d’accès direct à l’expérience parce que le texte analysé transforme cette expérience en objet second. Mais cela ne fait pas disparaître l’expérience pour autant : ici encore se fait jour une « expérience de l’écriture », ou « écriture comme expérience. »

Les approches étant différentes, il s’agirait ici de distinguer entre « phénoménologues » et « historiens ». Les « historiens » auraient un rapport nécessairement médié par les textes, là où les phénoménologues prétendent pouvoir accéder à l’expérience mystique par l’observation directe ou même la participation. L’empathie serait alors la clé d’une compréhension authentique.

Au-delà de cette distinction de méthode, il n’en demeure pas moins la constante de la production d’un texte, de la construction d’un récit qui fait nécessairement appel à des sources écrites préexistantes et à des récits couchés sur le papier par le savant lui-même. Le discours sur la mystique se rapprocherait ainsi d’écritures contemporaines, ou serait « partie prenante d’un certain risque pris dans l’écriture. »

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